La vie de Régis – Saison 2, épisode 3

Je sors pour fumer une cigarette parce que bon, on ne fume pas à l’intérieur sauf les jambons peut-être. Sur le pas de la porte, j’observe le silence, les nuages qui déroulent sur une trame de ciel bleu nuit – puisque c’est la nuit ça me semble assez honnête – je dirais qu’à l’allure où ils vont, et à la forme du bâtiment c’est un vent du nord pourtant le souffle qui maltraite ma cigarette, lui, il vient du sud, et il me pique les doigts. On dirait qu’il va geler, c’est la saison qui veut ça ma pov’dame.

Tout est gris dehors et bleu et effacé comme dans les films d’horreur des années où on n’avait pas encore inventé la couleur au cinéma. Les arbres sont flétris, les feuilles décomposées le vent siffle dans les interstices des murs et de la toiture l’ensemble est assez lugubre mais aussi très apaisant. En réalité c’est l’automne alors, ce genre de décor était plutôt prévisible.

Des lumières sont allumées aux étages, j’entends des rires au second, une bougie portée au visage d’un homme barbu me laisse entrevoir un regard vide et menaçant. Je ne fais pourtant aucun bruit sinon une longue expiration de fumée humide qui cristallise instantanément.

Puis j’écrase la cigarette dans une touffe d’herbe émeraude et quand je me retourne pour saisir la poignée de la porte une jeune femme se tient dans l’embrasure et me sourit en me faisant signe de rentrer. Alors je suis poli, je passe le pas de porte en la remerciant. Juste à côté, un autre type se tient devant la porte de ce qui doit être ma chambre pour la nuit.

Après tout, je ne vais pas traverser la forêt de nouveau par ce temps c’est un coup à attraper des engelures. Une bonne nuit de sommeil me fera le plus grand bien. La chambre est propre, le lit est préparé avec des draps d’un blanc douteux et des chandeliers qui doivent valoir pépette. Le type referme la porte sur moi sans dire un mot. Parfois, quand on a la chance de trouver un refuge, mieux vaut ne pas trop se poser de questions et accepter ce qui arrive.

Par la fenêtre de la chambre, des visages s’agglutinent et me regardent. Les têtes sont moches et grimaçantes, j’imagine qu’ils auraient voulu avoir ma chambre. Dommage pour vous les loulous, profitez du spectacle je m’en vais roupiller comme un damné ; la journée a été éprouvante et je suis rincé. J’entame un effeuillage devant les éberlués qui matent par le carreau, j’envoie mes chaussures valdinguer à l’autre bout de la pièce et je m’élance façon Richard Douglas Fosbury au-dessus du sommier à ressorts. Quel saut extraordinaire, encore un record de battu par l’intrépide Régis, le seul compétiteur à refuser l’uniforme des sportifs. Quelle audace, quel slip !

Attends un peu. Qu’est-ce que je fais là au juste ? Je me relève, je ramasse mon pantalon. Il manque un bout de l’histoire. J’étais dans la cuisine, c’était la fin du service, j’ai mangé ce qui restait de pâtes et… de champignons. Ah oui, je vois. Oui, en réalité, je ne suis pas vraiment là. Là où, d’ailleurs ? C’est sûrement un rêve. Je me dirige vers la fenêtre aux curieux, je tourne la crémone en laiton qui couine, j’essaie de tirer une tête aussi désagréable que les leurs et je leur balance : dites-donc les affreux, ils ont rien d’autre à foutre que de me reluquer le sguègue ? Ils veulent une tournée de mandales ?

De la masse de crânes ébouriffés empilés au rebord de la fenêtre je n’entends en guise de réponse que des grognements indistincts, des râles pénibles, quelques cris suraigües, et oh tiens, Emelyne bondit en hurlant depuis la porte derrière moi, me passe au travers et se jette dans le même mouvement sur les moches. Bon, nécessairement, je suis surpris. Déjà que j’aime pas quand on me passe à travers en général, je ne savais en plus qu’elle était dans la chambre, une chambre dans un lieu qui ne me dit rien du tout. La voilà qui distribue des volées de coups de savate et elle en envoie un, deux, trois au tapis, les autres tiennent bon, ils la voient. Ils LA voient. Je veux dire, c’était déjà quelque chose pour moi d’être le seul à pouvoir interagir avec elle, mais là c’est tout le troupeau de tocards qui se bat avec elle. A bien y regarder, les types sont pas nets de toute façon : il leur manque des bouts par endroits. Emelyne me vocifère en dedans « va-t-en, maintenant ! Vite ! »

A force de la fréquenter, j’ai beaucoup appris de son tempérament. Quand elle est dans cet état-là, ça ne sert à rien de discuter. Alors je la laisse s’amuser avec ses petits camarades, je ramasse mes affaires, je me rhabille fissa et avant de sortir mon regard croise une dernière fois celui d’Emelyne, terrorisée, à moitié dévorée. Drôles de coutumes chez les morts.

Je me précipite vers la porte, j’ouvre et le type est encore là. Je suis nez à nez avec lui, façon de parler parce qu’aux premières loges il semblerait qu’il lui en manque un sacré morceau, pareil au niveau des lèvres et des paupières, même les dents il n’y a pas le compte. Je n’ai pas le temps d’entamer la discussion, il essaie de m’agripper au col. Je lui envoie un uppercut des familles et le voilà par terre, séché. Littéralement tout sec. Les bras lui en tombent, non vraiment, en miettes le mec. Le couloir est dans la pénombre, je vois une porte à proximité sur la gauche, une autre presque en face par laquelle je suis rentré et de l’autre bout du couloir sur la droite déboule la jeune femme de tout à l’heure. Elle hurle, ou plutôt elle gazouille comme un autocuiseur dont la soupape tourne trop vite. Elle se rue sur moi les bras et les mains secoués de spasmes – trop de café sans doute, j’ai juste le temps de me précipiter vers la porte qui donne dans le jardin. Et dehors, il pleut. Temps pourri, c’est bien ma veine.

En maintenant la porte fermée du mieux que je le peux pour éviter de me coltiner la cinglée, j’essaie de situer l’endroit, comment j’y suis arrivé et surtout comment en partir. Un coup d’œil au jardin, ça ressemble de loin en loin au parc de la résidence, cerné de bâtiments anciens et assez harmonieux. En même temps, je n’y connais rien, ça doit être le stress qui m’envoie des signaux de sensibilité esthétique au mauvais moment. J’ai besoin de me souvenir et d’avoir un plan de secours, mais les branchements de ma tête sont foirés. Le psychiatre avait raison au moins sur ce point. Oh, un arbre ! Il n’est pas trop loin, si je lâche la porte et que j’arrive à grimper dedans avant que l’autre ahurie me rattrape, j’aurai deux avantages : la paix cinq minutes et un poste de vigie en hauteur pour apprécier la qualité des modénatures et l’équilibre des menuiseries typiquement baroques. Bordel.

Et un, et deux ! DEUX ! Attendre trois, c’est nul, je me lance dans ma course folle vers ce qui s’avère être un gros sapin dès le compte de deux. C’est un des secrets de ma réussite dans la vie : j’ai un chiffre d’avance. Peu importe. J’entends la porte s’ouvrir et les gazouillis qui redoublent d’intensité. Elle me colle aux basques. Le conifère n’était pas aussi près que je ne l’espérais, ou peut-être que c’est moi qui perd de la vitesse. Un coup d’œil derrière, plus personne. Je baisse les yeux, elle s’est accrochée à ma tennis droite ! J’y mets un pointu du gauche à la mâchoire mécaniquement. Elle roule sur le côté : son dentier prend la direction des étoiles. Plus que quelques mètres et c’est un nouvel exploit de Régis qui touche au but après une course folle de vingt-cinq mètres ! Quel phénomène, quel héros ! Et il entame l’ascension du sapin par la face nord sous les acclamations tonitruantes de truands toniques acculés au tronc mais bien incapables de le rejoindre.

L’escalade est interminable. J’ai des épines plein les doigts, des bestioles grouillent sous mon maillot, ça sent comme les bonbons Ricola et avec l’obscurité et les branches je n’y vois finalement rien du tout, ni en dessous, ni au-dessus, ni l’architecture aux corniches ciselées et aux motifs floraux. Arrête !

                Régis atteint bientôt la cime de l’épicéa (non ce n’est pas un sapin…), perdant pied peu à peu avec ce qui lui semble être la réalité. Le pin ploie sous son poids, une branche cède, puis une autre. Il s’accroche à son cauchemar. Peut-être lui procure-t-il plus d’intensité que la routine minable dans laquelle il s’est lui seul embourbé. Pauvre diable de Régis, quel triste spectacle que d’assister à la ruine d’un être humain ! Un violent coup de vent le déstabilise, il chute !

Hé ! Hé ! Qui me parle ? Qui me… aaaaaaaarghle ?

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