La vie de Régis, Saison 3 – épisode 2

J’te le dis comme je le pense. Tous les matins, le mec réglé comme une horloge mais plutôt taillé comme une endive, il traverse l’esplanade en marchant suffisamment lentement pour que tout le monde comprenne que ce n’est pas un foudre de guerre. En même temps, à part moi, il n’y a pas grand monde pour s’en rendre compte. J’imagine qu’en piétinant, il croit que je le vois pas, qu’il se fond dans le décor – ce qui est débile puisque la mer va d’avant en arrière et lui d’un côté à l’autre. S’il venait de la mer vers la friterie, déguisé en méduse ou je sais pas n’importe quel monstre des profondeurs abyssales, là oui, son stratagème fonctionnerait mais NON, lui tout ce qu’il fait c’est passer de droite à gauche au ralenti. Et alors, quitte à être lent, il pourrait tout aussi bien bivouaquer du côté de la baraque. Un petit rafraîchissement sur le trajet, ça ne peut pas lui faire de mal. Parce que tu vois, peut-être que je suis mauvaise langue, en particulier en langue étrangère, ça tombe il est pris du cœur, du côté viande ou du côté dépressif en fin de course. Dans ce cas-là, je pourrais accepter le défaut de boîte de vitesse mais il n’en reste que la moindre des politesses serait qu’il fasse l’effort de venir me saluer et commander une frite mayo.

A force de me titiller avec ses simagrées de vas-y comme j’te pousse t’en r’prendras bien une louche, j’ai fini par chercher à savoir où il allait. Sait-on jamais si un jour un inspecteur en imperméable marron délavé se ramène chez moi pour commander un hot-dog, mettons, et qu’il m’interroge, parce que c’est quand même son boulot pas le mien, sur la disparition du type le plus lent de l’esplanade, j’espère bien pouvoir l’aider à mener l’enquête. C’est un truc que j’aime bien moi les enquêtes policières, les disparitions suspectes et la fin où les mecs sont assis en cercle dans leurs canapés et ils reçoivent la leçon du petit monsieur moustachu très élégant qui termine son discours en pointant du doigt un suspect au hasard je suis sûr et qui s’excite tout seul en criant « et c’est vous mademoiselle Chamberlain qui avez dérobé le chinchilla de la comtesse de Swanford lors du banquet d’anniversaire de lord Vermouth pour vous venger du choix de la couleur de sa robe au bal de la nouvelle année ! Arrêtez là ! Au cachot ! »

Quelle imagination.

Hein ? C’est l’océan, ça m’inspire. Tu crois que je pourrais écrire des histoires, moi aussi ? Des trucs simples, tu vois. J’inventerais un héros, oh puis non une héroïne plutôt. Elle serait contrôleuse des impôts le jour et éleveuse de chèvres la nuit. Par exemple, elle ferait croire qu’elle mène des enquêtes sur des gens qui oublient de déclarer qu’ils sont riches – c’est normal ils sont blasés, ils se rendent plus compte – et en fait pas du tout, elle prépare un business plan pour installer des chevrières sur le toit des immeubles à l’insu de leurs propriétaires. Sauf qu’elle n’aurait pas pensé à mettre des barrières de sécurité et les chèvres arrêteraient pas de tomber des immeubles en gueulant bêêêêêêêh. Ce serait horrible à plusieurs titres, d’abord le bruit serait insupportable bêêêêêêh et ensuite le poids d’une chèvre tombant d’un immeuble de cinq étages ce doit être impressionnant. Je suis sûr qu’il y a des ingénieurs qui doivent savoir calculer ce genre d’équation. Des types en blouse dans des laboratoires sûrement, des types qui passent leur vie à ne pas se poser de questions, ils ont des équations à résoudre, très bien. Quand la première est terminée, il en démarre une autre. Et de temps en temps, ils changent de blouse ou ils se font des blagues entre eux qu’eux seuls peuvent comprendre et c’est beaucoup mieux comme ça. A la fin, ils savent qu’une chèvre âgée de 2 ans en chute libre sur environ 12,5m avec élan atteint une vitesse d’autant et son poids à l’impact est de quelque chose. Tiens, ça pourrait être drôle d’avoir un ingénieur qui essaierait par tous les moyens d’attirer l’attention de mon héroïne éleveuse nocturne de chèvres.

Tu disais qu’il avait attisé ta curiosité, cet homme sur l’esplanade.

Ah oui, c’est ça. Au moins tu tiens le bon bout, enfin tu suis. C’est ce que j’ai fait du coup. Je l’ai suivi du regard discrètement au début, mais il me calculait pas, alors j’ai passé la tête par la guérite, et le mec, toujours aussi lent, à deux cents mètres il traverse la route et rentre dans le centre-ville par la rue pavée que j’avais jamais trop remarqué. Alors oui, une fois je me souviens que je suis sorti fissa de la baraque tout huileux forcément et j’ai poussé jusqu’à la rue pavée derrière lui. A peine à vingt mètres, il tourne à droite et il rentre dans ce bistro dont je te parlais tout à l’heure, aux Moules. Avec un nom pareil, et je te parle pas de la vitrine, c’est une cure de déprime que tu fais en traînant là-bas tous les matins. Mais bon, chacun son truc. C’est pas mes histoires après.

Précisément, Régis. Ce personnage n’apparaît pas dans tes histoires. En revanche, il est possible que toi, dans ton petit espace étriqué, tes petites habitudes serviles, tu sois intégré à son histoire. Une sorte d’animation d’arrière-plan, un clin d’œil en référence à autre chose, un personnage secondaire en somme, ce qui expliquerait beaucoup de choses.

Je suppose qu’on est tous un peu le personnage secondaire de quelqu’un, nan ? J’veux dire, dans la vraie vie je peux pas dire que j’ai souvent été, comment dire, décisif pour l’humanité. Par contre, un spectre qui veut que je retrouve son assassin, oui, ça je peux faire. Je savais pas que je pouvais le faire, mais maintenant ça me dérangerait pas de recommencer. C’est toujours plus simple quand on l’a déjà fait. Mais attends, là tu me dis que mon libre arbitre, qui n’est pas un arbitre anarchiste bien que son maillot soit noir des fois ce qui expliquerait beaucoup de choses, mon libre arbitre donc qui me permettrait de faire ce que je veux quand je veux parce que c’est ma vie et qu’elle m’appartient, ce libre arbitre là je pourrais par exemple me le rouler bien serré et faire un barreau de chaise ? C’est raide quand même, faut bien avouer. Mettons que j’accepte pas ma condition de figurant, il se passe quoi ?

A toi de voir. Essaie donc d’outrepasser ton rôle et tes obligations. Cela me pose aussi des difficultés. Si tu n’es plus qu’un figurant, je ne vois pas l’intérêt d’avoir été envoyé ici, moi aussi. Les figurants n’ont pas de narrateur. Je ne figure même pas dans le script !

Le script c’est pas le type avec un slip sur la tête qui taillait des graffitis sur les pyramides ? Effectivement, comme t’es invisible, pas étonnant que tu lui ressembles pas. Ou alors, tu pourrais apparaître d’un coup avec un slip sur la tête, ça serait fendard ! Et puis ça me donnerait pas l’impression de parler au vide toute la journée.

– Oh, mais… non. Non, je ne peux pas… Ce n’est pas possible. Comment as-tu fait cela ?!

Si, si je t’assure, le narrateur il a pris chair. Il a pris cher. Il a eu du mal à le digérer au début, il allait me faire un malaise. J’aurais dû parier qu’il était moche. Un petit gringalet en jacquard, lunettes de vue, moustache soignée, cravate et bien entendu un slip sur la tête.

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