Comme la semaine dernière, je continue la rediffusion des épisodes de la saison 2 de la Vie de Régis en vue de la sortie de la saison 3 prévue début juillet.
Il est question d’une guinguette, d’une mystérieuse punkette et d’un narrateur omni-chiant, on en apprend davantage sur les dérèglements intellectuels de Régis et sur sa relation au monde en général.
Allez, on roule !
Episode 4
Il fait si sombre que je ne vois même pas mes mains. Ensuite j’ouvre les yeux et je suis ébloui. La journée est ensoleillée, mais la lumière n’est pas dans le bon sens. Ni la rue, ni les gens qui marchent, ni les automobiles qui roulent : tout le monde est à l’envers. Même Totof, qui me regarde à l’envers, qui essaie peut-être de me la faire à l’envers… J’essaie de prononcer un mot : je suis bâillonné. Un morceau de tissu crasseux m’enserre le cou, la mâchoire et se glisse entre mes dents. Il rigole le Totof, il rit à l’envers, ha ha ha, très drôle.
Une fois mes yeux habitués à la clarté, je me rends compte que mes jambes sont entravées par un amas de guirlandes électriques clignotantes, je suis suspendu la tête en bas, ce sont les guirlandes lumineuses qui m’empêchent de tomber environ deux mètres plus bas, exactement à l’endroit où Totof Fend-la-poire se tient, les bras en l’air, essayant soit de me tirer les cheveux, soit de me mettre un doigt dans l’œil. Ce type est taré. A moins que… l’environnement ne m’est pas familier. Des bancs et des tables en bois, des chaises et d’autres tables en plastique blanc, l’odeur du gras à frites refroidi, du jus de saucisse répandu sur l’herbe jaunâtre, les guirlandes au bout de mes chevilles et dans tous les arbres autour, des gobelets transparents écrasés et des mégots de cigarettes dedans, Totof qui me pince le nez, bon dieu qu’est-ce que je fous là ?
« C’est Totof qui t’a trouvé ici. Il est tout de suite venu me chercher au restaurant. Il semblerait qu’hier tu aies un peu forcé sur les champignons, mon ami » qu’il dit Franz. Je l’entends parler dans mon dos, mais si je lève la tête et que j’évite les gros doigts sales de Totof, j’arrive presque à le voir. Il est en train de dénouer quelque chose, ou bien il réajuste sa ceinture, c’est difficile à dire d’ici mais…
Patatra, en détachant les cordes, en retirant les nœuds qui entravaient les membres de Régis, Franz a provoqué sa chute ! Et le voici à présent dans les bras de Totof, qui bien entendu ne prétendait pas agacer le pauvre hère mais seulement amortir sa descente.
Vous entendez le type là ? Nan ? Parce que je me souviens très bien que j’étais en train de tomber tout à l’heure, ou hier ou quel jour est-il ? Hein ? Oui, bien entendu que je peux descendre des bras de Totof, et puis me regardez pas comme ça, j’en sais rien moi de ce qui se passe. Deux jours ? Deux jours que j’avais disparu, mais j’étais là enfin non, dans mes souvenirs c’était un peu plus baroque. Et plus construit aussi, plus haut, avec moins de guirlandes. Et il faisait nuit. Il pleuvait. En même temps c’est l’automne, c’est normal. Mais le type qui raconte ma vie, là, vous l’avez entendu aussi ? Ou je décaroche complètement, c’est ça ?
Totof ne dit rien, il rigole. Franz me regarde en fronçant ses énormes sourcils poivre et sel et il m’annonce : « il semblerait que tu sois parti faire un tour avant-hier soir après le service. Tu as dit que tu avais besoin de prendre l’air, que les champignons ne passaient pas – je t’avais expliqué qu’il fallait au moins les cuir ceux-là mais tu ne m’écoutes jamais, et puis je suis sûr que tu t’es gavé… enfin, Totof a fait trois fois le tour de ville et il a passé le mot de ta disparition dans toutes les cantines du secteur. On s’est inquiété, tu comprends. Et c’est une mamie du coin qui nous a expliqué qu’elle avait vu un gars qui te ressemble en train de grimper aux arbres en poussant des hurlements bestiaux aux abords de la guinguette… heureusement qu’elle n’a pas appelé la police. Et que la guinguette était fermée. »
J’ai vu des choses Franz, des choses qui étaient bien réelles. Je ne sais pas de quelle réalité il s’agit mais ce que j’ai vu, et bah je l’ai aussi senti, et je l’ai touché et c’était pas une guinguette, Franz. C’était pas une foutue guinguette, Franz. C’était une grande maison avec un grand jardin et il y avait un sapin dans lequel je suis monté parce qu’une malade mentale (et il sait de quoi il parle !) en voulait à mes baskets et même qu’il y avait un type qui m’a barré la route, et je l’ai cogné bim-bim, il est tombé en miettes et par la fenêtre de la chambre Emelyne m’est passée dessus et vlan elle leur a mis une raclée à ces voyeurs dégueulasses. Hein ? Tu crois que je peux l’inventer ça, Franz, tu crois que ça se rêve ça, Franz ? Non, moi je ne pense pas, FRANZ. C’est peut-être ce qui se passe présentement qui est un rêve, Franz. Et nous sommes peut-être tous en train de rêver en même temps.
La main gauche poilue de Franz s’est abattue sur mon épaule droite, la contraignant à un léger décalage vers le bas accompagné par la courbure de ma colonne vertébrale. Il me dit « je te crois, tu as sûrement raison. Mais il est temps de rentrer, tu dois être mort de faim et j’ai vraiment besoin d’un coup de main à la plonge. D’accord ? »
Là-dessus Totof termine de pouffer, et il ajoute « une grande maison baroque avec un jardin, hein ? Dans le coin, c’est pas ce qui manque. Les sapins non plus, en vérité. Mais du peu de ce que j’entends, on dirait bien que tu parles du manoir hanté dans la forêt. On la voit de loin, surtout l’hiver, quand on se balade sur les chemins de randonnée. Les anciens disent qu’il est hanté parce qu’il parait que si on s’approche un peu, on voit des choses bizarres, et on entend des cris, mais c’est surtout qu’il y a un clodo à moitié ravagé qui y reste. Enfin, personnellement, j’évite d’y mettre les pieds. Cela dit, c’est une belle demeure. On y accède par une passerelle qui surplombe le sentier de promenade. »
Mais oui, c’est ça, je connais ça ! La passerelle en fer forgé et la baraque baroque au milieu des bois, je l’ai vue l’autre jour en revenant des champignons. Comment j’ai fait pour retourner là-bas, par contre, j’en sais rien.
Régis est perplexe. Lorsqu’il est perplexe, il est pris d’un tic à la commissure des lèvres, son nez se plisse et écarquille ses yeux malingres, il porte les mains à ses hanches et plonge dans une forme de torpeur caractéristique des individus dérangés.
Vous avez rien entendu, là ? Du tout, du tout ? Un type qui parle dans mon dos, qui dit que je suis ravagé.
J’ai dit dérangé, Régis.
Déjà que je suis le seul à voir ma femme, maintenant je suis le seul à entendre euh… bah… c’est quoi votre nom, d’ailleurs ?
Je suis ton narrateur, Régis. C’est tout à fait fascinant. Normalement, nous ne sommes pas censés discuter. A vrai dire, c’est comme si tu cherchais à t’émanciper de l’histoire. Et ce n’est pas ainsi qu’elle est écrite. Tu n’as pas le droit.
Super. Vous allez arrêter de me parler, déjà. Parce que de un, ça me met les nerfs en vrac, et de deux balle au centre, il se pourrait que… attends un peu. Si c’est toi le narrateur, tu sais sûrement comment je me suis retrouvé dans le manoir, c’était écrit quelque part, non ?
Totof et Franz s’éloignent tranquillement. Je reste un moment au milieu de la guinguette vide, et puis plus rien. J’attends au moins une réponse. C’est tout de même quelque chose ces gens impolis qui entrent et sortent de ma tête sans frapper ni s’essuyer les pieds, ma cervelle n’est pas un hall de gare !
Allons bon, ça ne sert à rien de traîner ici. La vaisselle ne va pas se laver toute seule.
Episode 5
Assis sur les marches à l’extérieur du restaurant, le dos collé contre la porte de service, je roule une cigarette lentement puis une autre. Elle se tient debout en face de moi, elle se balance d’avant en arrière, joue avec un emballage en polystyrène qui traîne sur le trottoir. Aucun mot ne sort de nos bouches et c’est très bien comme ça. Quand j’ai fini de rouler, je lui en tends une avec le briquet. Elle effleure ma main en prenant la cigarette et elle sourit. Et puis je lui dis « au début, je ne pensais vraiment pas que plongeur c’était dans des petits bassins en inox. Je m’attendais à des sorties en mer pour cueillir des algues et des écrevisses, des trucs comme ça. Après j’ai réalisé en voyant les bacs d’éviers que le restaurant était quand même foutrement loin de la côte. Mais ça me convient. Je suis payé sur les pourboires, on me sert du crémant d’Alsace et des bières, je bosse de midi à deux heures du matin, j’ai le droit de bouffer les restes et le patron me laisse dormir dans l’arrière-cuisine. Il y a une chambre froide, les restes de ma copine sont dedans.»
Katharina plonge ses grands yeux noirs dans les miens, plutôt petits et marron, et j’ai la certitude qu’elle peut sonder mon âme et deviner la couleur de mon slip. On reste comme ça, à se scruter le fond de l’œil et elle finit par dire au bout d’un moment « je vois. Est-ce que tu es satisfait de ta nouvelle vie ? »
Depuis que la résidence a fermé, pour raisons sanitaires d’après les journaux, mais surtout parce que le gérant s’est pas remis de la rouste qu’il s’est pris par ma meuf, je me suis retrouvé tantôt à l’hôpital psychiatrique bourré d’antidépresseurs puis au foyer des jeunes travailleurs blindé de monde, puis sous un pont de l’autoroute des anglais juste complètement bourré et finalement c’est Franz qui m’a proposé de rencontrer son nouveau patron. Un type charmant, la dégaine d’un présentateur de télé au sourire talqué et des bagues à presque tous les doigts ; il m’a dit qu’il venait justement de virer un intérimaire qui coûtait trop cher. J’étais disponible et j’avais la dalle. « Je crois qu’il y a pire. Et puis tu sais, ça m’évite d’avoir à trop fréquenter le monde ».
J’avais rencontré Katharina dans un squat à Berlin au début des années 2000, elle se désarticulait devant un public constitué de punks et de petits bourgeois, qui faisaient souvent la gueule et son mec jouait de la musique électronique improvisée. On avait sympathisé un jour autour d’une boîte de raviolis que j’avais dégoté dans une épicerie en échange de services rendus. Elle est de l’ancienne URSS comme elle dit souvent mais je ne comprends pas tellement bien le message qu’elle essaie de faire passer. Depuis, on se croise régulièrement selon le planning de ses tournées. Ça marche plutôt pas mal pour elle, toujours à danser, toujours pour des bourgeois beaucoup moins pour les punks, et plutôt dans des théâtres maintenant. Des fois elle me pousse à assister à des ateliers qu’elle anime et je me retrouve en juste-au-corps entouré d’allumés de la même espèce qui se portent les uns les autres, se tripotent et semblent très épanouis de leur condition. Je me tire souvent avant la fin des exercices avec le sentiment de ne pas venir de la même planète.
« Avant de trouver ce boulot, j’ai quand même essayé de suivre la voie classique, tu sais. Le type de Pôle Emploi qui m’a donné rendez-vous ressemblait curieusement à un rat en costume cravate. Il m’a parlé de toutes les formalités à accomplir pour envisager de retrouver du travail. Il y a tellement de papiers à remplir que même lui s’y perdait complètement. Je le voyais bien qu’il transpirait derrière sa moustache bien taillée et ses petites lunettes ; il était au bord de la crise de nerfs, c’est sûr. Il m’a montré des diagrammes et des tableaux avec des chiffres, des noms de métiers dont je ne présumais même pas l’existence. Et au bout d’un certain temps, il a bouclé son monologue par les abattoirs, ça vous tente ? Je l’ai regardé un bon moment se liquéfier sur place à mesure que le temps passait en silence et j’ai fini par trouver une formule convenable pour ne pas le brusquer – ces gens-là sont très sensibles au stress. Il en a conclu qu’on devrait se revoir la semaine suivante. Et je n’y suis pas allé. »
Elle se met à rire dans un nuage de fumée gris-bleu et elle pose sa main sur ma joue. Elle dit en mastiquant la vapeur qui lui sort de la bouche, avec son accent allemand « tu ne chancheras chamais ». Je trouve que je fais tout de même pas mal d’efforts et puis tout le monde change. « Penses-tu que les êtres humains sont faits pour s’entendre ? » me demande-t-elle sans plus aucun accent en plongeant son regard pétillant dans l’abîme de mes neurones instables. « J’en sais rien, Katharina. J’en sais foutrement rien, mon amie ».
Elle me fait signe qu’elle doit s’en aller, alors je me lève et elle me prend dans ses bras. Je sens bien qu’elle n’est pas dans une forme extraordinaire, mais je n’ai rien en stock pour la motiver. Je passe mes bras derrière son dos, et je me contente de la garder contre moi quelques secondes. Et puis, je fais demi-tour et je retourne dans l’arrière-cuisine où Franz et une pile d’assiettes façon tour de Pise m’attendent imperturbablement.
Sans dire un mot – de toute façon j’aurais bien été incapable d’articuler plus de deux syllabes, ça me fait toujours ça quand Katharina s’en va – je m’installe devant ma paillasse et je fais couler l’eau chaude. La vapeur brûlante me vient en pleine poire, et c’est très bien. Il y aura toujours assez de crémant pour noyer les petits chagrins du quotidien. Franz prépare ses fameuses recettes sans frites et sans mayonnaise. Il me donne une bonne tape sur l’épaule m’enfonçant l’épine dorsale dans le coccyx avant d’ajouter « c’est un beau morceau, mais difficile à préparer n’est-ce pas ? Tu devrais sortir un peu plus souvent. Il y a toutes sortes de pièces à monter, des saveurs inconnues qui te donneront l’eau à la bouche, en restant dans l’arrière-cuisine, tu vas tourner au vinaigre ». Franz est aussi un salaud de poète.
Le lendemain matin, Salvatore me réveille vers onze heures en tapant avec une cuiller en bois sur les casseroles accrochées au mur. « Debout sac-à-vin, on a un problème ! » qu’il me dit d’une voix forte et mal assurée. « Ké-cé qui le problème ? C’pamoigérienfé ! » que je lui réponds en essayant d’ouvrir les yeux. « Il y a eu une coupure de courant, le ventilateur de la chambre froide est cuit, tu vas jeter tout ce qu’il y a dedans à la benne pendant que je vais faire les courses. Ça urge, Régis. Bouge-toi les miches, je suis de retour dans une heure ».
Effectivement, la chambre froide est entrouverte et ça sent un peu comme dans un cimetière. L’odeur de rance à l’intérieur couplée à mon odeur corporelle, je devrais proposer ça comme répulsif contre toute forme de vie. Je constate qu’une masse translucide et flasque se répand entre les rayonnages. J’en déduis que mon Emelyne est partie pour de bon cette fois. Pas le temps d’être triste, j’ai une tâche à accomplir. S’apitoyer sur son sort, c’est du ressort des gens qui ont le temps de rebondir, moi je m’écrase en général et j’applique les ordres.
Non, vraiment, j’ai pas souvenir d’être allé à Berlin. Ni en Allemagne, ni dans plein d’endroits, mais surtout pas à Berlin. Je la connais pas cette nana. Et puis t’as vu les tournures de phrases.. et gnan gnan gnan dit-elle, et gnin gnin gnin s’appesantir sur son stock c’est le raifort de je sais pas quoi… Encore un coup du narrateur, je suis sûr. Et puis merde quoi, le coup du congélo ! Ma femme met des beignes à une cohorte de péquenots trop curieux, elle arrive à survivre sans moi des semaines et des mois, elle est tellement forte que des fois même elle me fait un peu peur et là, une coupure de courant et c’est fini ? Ça pue le changement de casting de dernière minute, je vais te dire. C’est bien simple, Franz, si je croise le narrateur, je vais lui dire deux mots qui pourraient un tantinet froisser tes pieuses oreilles mon petit père.
« Parfois Régis, j’aimerais bien savoir ce qui se passe à l’intérieur de ta tête. Pose lentement cette casserole, tout va bien. Pas de geste brusque. Est-ce que tu as seulement la moindre idée de l’endroit où tu penses pouvoir trouver ton ‘narrateur‘ ?»
Non, évidemment qu’il ne le sait pas, puisqu’il n’avait aucune idée de son existence jusqu’à lors.
Exactement. Je suis sûr que le narrateur se planque dans le manoir !
Episode 6
Je me demande comment j’ai réussi à tenir tout ce temps à l’hôpital et ensuite dans la rue. Les médocs, la toilette assistée, les soins, les médocs, la promenade en pyjama, les infirmières saturées d’empathie, les médocs, les sorties au zoo, à la piscine, au cinéma, au zoo, à la piscine, les médocs qu’on fait semblant de prendre, la bagarre, les piqûres, il n’aime pas les piqûres Régis, la perte de connaissance, les médocs, l’état végétatif, les médocs, la crise de démence, les médocs, les médocs, les médocs, les médocs. Et quand j’ai réussi à finir le stock de Smarties, le directeur a enfin compris qu’aucun médecin ne peut quoi que ce soit pour ce que j’ai dans la tête. Parce que c’est vide et que tout ce que je veux, c’est sortir de l’hôpital et reprendre ma vie imbécile mais ma vie quand même.
Quand ils ont refermé la porte derrière moi – c’est pas Cabrel, ça ? – j’étais dans une rue moche avec des cons qui changeaient de trottoir et un sérieux mal de crâne et un sac plastique contenant mes effets personnels et un sandwich au pâté sans cornichon. Ils m’avaient rendu mes vêtements, ôté les taches de sang mais pas recousu les trous. Dans mon pantalon, la clef de la Renault 5 : au moins une bonne nouvelle pour recommencer à vivre. Sur le parking à côté de l’hôpital, j’ai retrouvé mon bolide, un carreau arrière brisé et la boîte à gants sens dessus dessous. Le courageux voleur n’avait pas trouvé la planque à bière sous la banquette arrière. C’était mon jour de veine.
J’ai siphonné le réservoir d’une Peugeot avec le kit de tuyaux-entonnoir dans le coffre (encore un truc que les voleurs ne prennent pas) et j’étais paré pour ma prochaine destination. Emelyne s’est assise à la place du mort, normal, et j’étais béni des dieux qu’elle ne m’ait pas lâché tout ce temps que j’avais passé à comater devant ma purée de brocolis ou à pioncer dans la chambre capitonnée. J’ai démarré et orienté dans sa direction les ventilateurs sur la position froid-5. Elle ne supportait plus que le froid, quand elle ne me rendait pas visite, elle traînait dans le sous-sol de l’hôpital et elle me racontait qu’elle s’amusait à terroriser les aides-soignantes qui avaient le malheur de la croiser dans les couloirs éclairés par des néons aveuglants. Je lui ai promis que je lui offrirai un super frigo américain qui pond des glaçons pour la remercier de m’avoir attendu alors qu’en fait je savais très bien qu’il ne rentrerait pas dans la Renault 5. On dit parfois des mensonges éhontés quand on est très amoureux pour impressionner ou juste pour rêver un peu.
La Renault m’a lâché sur l’autoroute des anglais à hauteur de Cambrai. Je l’ai poussé sur la bande d’arrêt d’urgence sur au moins deux kilomètres avant qu’une camionnette de patrouille orange m’arrête tous gyrophares allumés et qu’un type en sorte habillé en orange fluo et m’oblige à passer de l’autre côté de la glissière de sécurité. Finalement comme les gars ont assez vite compris que j’étais pas du genre facile à convaincre, la police s’est rameutée et la fourrière a embarqué mon bolide détraqué. Ils m’ont gardé quelques heures dans une cellule de dégrisement, puis ils m’ont interrogé, ça les a bien fait marrer et ils ont conclu que ça serait pas mal que j’arrête mes conneries. On a sympathisé quand je leur ai parlé de l’époque où je connaissais un tel qui était parti à la retraite l’autre jour et qu’ils avaient fait une sacrée fiesta, et un autre gars qui était de la brigade anti-cons à Roubaix s’est souvenu d’une embardée à laquelle j’avais sûrement pris part mais ça c’était quand le commissariat n’était pas sécurisé comme maintenant.
A la fin de son service, un type en uniforme m’a proposé de me ramener à Lille et c’était plutôt gentil de sa part. Mais je n’étais pas prêt à retrouver la société civile, le rythme de la population active, les horaires de tramway ou la vie nocturne. J’ai mitonné un rencart en banlieue et il m’a déposé à l’entrée d’un quartier résidentiel des années soixante-dix resté dans son jus pas trop loin de l’autoroute et d’une zone commerciale. Il y avait un foyer de jeunes travailleurs où j’ai passé plus de temps à mettre des claques qu’à construire mon parcours santé. La moitié du temps je traînais entre les rayons électro-ménager et lingerie de l’hypermarché local, sinon je prenais des nouvelles fraîches du marché du travail ou je contemplais les néons multicolores.
J’étais pénard, sur le point d’entamer une nouvelle vie tranquille avec mon spectre de femme. Et il a fallu que je tombe sur Franz par un moche matin de fin d’été. Oh, ce n’est pas de sa faute. Il n’y peut rien mon bon Franz. Seulement à chaque fois qu’on est ensemble j’ai vaguement l’impression qu’une bricole va me tomber sur le coin du bec.
Si j’ai appris une chose dans la vie, c’est déjà un bon début. Et c’est qu’on ne résout pas ses problèmes en attendant que ça passe. La méthode proactive, comme le bifidus, est très efficace contre les taches, les problèmes de transit intestinal et les narrateurs en tous genres. Je saisis un pic à brochette, Franz me le retire des mains ; un tourne-broche électrique, Franz hoche la tête. Il opte pour le hachoir, il est de la vieille école. Totof a suffisamment de problèmes avec la police et il n’accepte que de nous conduire au manoir. Il ne le dit pas mais, en réalité Totof est une grosse flipette.
« C’est pas vrai. Je… » qu’il dit Totoflipette.
Il nous attendra à l’extérieur et tachera de tenir les promeneurs à l’écart en imitant le cri de l’ours brun pendant que nous explorerons le manoir hanté de tous les manuscrits.
Régis lève le poing et le tourne broche encore huileux de la veille. Il est à l’arrêt dans la position du héros révolutionnaire entre le bac à légumes et le plan de travail en inox. Le courant d’air généré par la porte de service entrouverte lui souffle dans les mèches un vent de colère. Il éternue. Vous parlez d’un héros ! Et comment expliquer qu’une personne aussi rationnelle et posée que Franz se joigne à un tel simulacre de vendetta ?
« Je crois bien que je l’entends aussi, Régis », qu’il dit Franz. Ah, tu vois ! Enfin, tu entends. Je te dis, ce foutu narrateur n’est pas net. Il croit peut-être qu’il est capable de prendre le dessus sur Monsieur Régis, mais Monsieur Régis n’est pas du genre à se laisser manipuler sous prétexte qu’on lui raconte des histoires entre les oreilles. Il n’a donc pas de vie ce bonhomme pour venir fourrer son nez dans mes synapses ?
Quand Régis comprendra-t-il enfin qu’il n’est rien qu’un petit personnage insignifiant, n’ayant vocation qu’à provoquer l’hilarité et l’empathie ? Si l’Auteur apprend ce qui se passe présentement, il y a fort à parier que notre avenir littéraire soit compromis. Que chacun reste à sa place, enfin ! Réfléchis un peu, Régis : comment penses-tu arriver à me trouver, je n’ai pas d’existence physique dans ton monde, et tu ne pourras jamais atteindre le mien : je suis omniscient.
C’est ce qu’on va voir tête de buffle. Omniscient ni rien d’autre, je sais où tu te caches, et nous venons ta rencontre ! Rends-moi ma femme, narrateur ! T’es foutu, les cuistots sont dans la rue !