Feuilleton de l’été – Episode 5

Est-on contraint de devenir régisseur quand on s’appelle Régis ? Je suppose que non, puisqu’il doit y avoir des Régis qui bossent dans d’autres domaines d’activité. Mais ce que je veux dire c’est : est-ce qu’on prend davantage son pied dans avec un métier dont le nom commence par les mêmes lettres que son propre prénom ? Voilà le genre d’idées qui me passent par la tête en général. Je peux penser à ce genre de questions pendant des heures. Je ne vois pas le temps passer. Par exemple : Sophie serait-elle plus épanouie si elle pratiquait la sophrologie ? NON. Bien sûr que non. Sauf si elle s’appelait Sophrie. Et Sophrie est un très joli prénom.

Il y a des gens qui portent des noms si compliqués qu’il faudrait leur inventer un domaine d’activité qui porterait leur nom. Albert serait un albertiste dans ce cas. Une sorte de musicien. Et cela consisterait à crier tout le temps sur les gens en agitant les bras dans tous les sens comme un chef d’orchestre en fait.

Je pense que je serais capable de faire ce métier aussi. Ce serait assez épuisant à long terme. Mais de toutes manières, je ne m’appelle pas Albert.

Quand je me suis réveillé deux jours plus tard, Emelyne n’est plus là. Son odeur acre de pourriture imprègne mes vêtements et ma peau. Il est grand temps que je prenne une douche. Je balance mes jeans et mon t-shirt troué dans un coin de la piaule et je me dirige vers les douches collectives en traversant le couloir en slip comme à mon habitude, une serviette de toilette sous le bras.

Il est encore tôt – j’aime me lever avant tout le monde – je considère que c’est un luxe que d’être le premier à voir se lever le soleil ainsi que de pouvoir péter dans les parties communes sans que ça ne choque qui que ce soit.

J’hésite toujours entre les douches des femmes et celles des hommes. Finalement je n’ose jamais entrer dans les douches des femmes et je crois bien que c’est ça qui m’intrigue. Je n’ai jamais besoin d’y faire un grand nettoyage, personne ne s’en plaint alors que de l’autre côté, là où je prends ma douche, c’est tout de même assez sale quoi que j’y fasse pour y remédier. Une fois j’avais tartiné le sol de savon et un type s’est ramassé en réussissant presque à se tordre un bras, alors j’ai laissé tomber – façon de parler.

Mais dans les douches des hommes, les vrais, il y a un grand miroir trois places (on peut se caler à trois devant, tout le monde rentre de la tête aux pieds). C’est moi qui l’ai installé pour que chaque matin je puisse pratiquer ma séance de culturisme tout en m’aspergeant de shampoing bas de gamme saveur vanille et karité.

Ce que je déteste, c’est quand je m’en mets plein les yeux. Je ne vois plus rien, du coup je panique et il est assez fréquent que dans un accès de stupidité j’arrive à me cogner contre une paroi et à me casser la figure. C’est précisément dans ces circonstances que je découvre Emelyne accroupie dans le coin opposé de la pièce.

J’essaie d’essuyer mes yeux, et de me relever et de cacher mon intimité si tu vois ce que je veux dire, trop de choses en même temps, du coup je n’arrive à rien et je finis par abandonner.

Un peu d’ordre : d’abord je me redresse, ensuite je me rince la figure, puis je me cache le sexe avec les deux mains qu’il me reste. « T’as bien raison de vouloir prendre une douche, hein sauf que you are in the showers of the men et les women showers c’est the other way around, kapish ? Ouste ! On a pas besoin de toi ici. Go away. » Je me rends compte que je n’entends plus l’eau couler. Et même, ce que je viens de dire, je me suis entendu le dire de l’intérieur mais… elle se redresse brutalement et elle avance sur moi d’un pas décidé. Je lui dis « fais gaffe
hein, le sol est glissant, take care not to glisse »

Elle ne s’arrête que lorsque son visage est pratiquement collé au mien. Elle pue. Y’a pas, elle pue la mort. J’lui dis « need shampoo ? Karité and vanilla, smells good, should try » mais elle prend même pas l’eau, tu vois. Et je comprends soudainement pourquoi elle sent si mauvais : l’eau ne l’atteint pas. Et ça mon vieux, on peut dire que c’est pas courant comme affaire. Alors je me tiens là, tranquille, les mains sur le service trois pièces et l’autre finit par sortir sa rengaine « find the murderer », « help me » et cetera, et cetera. Merci pour le vocabulaire ! C’est pas avec des clients comme ça que mon anglais va s’améliorer, j’te le dis.

Bon, vu qu’elle ne va sans doute pas me lâcher avant que j’aie réussi à répondre à sa devinette, j’essaie de remettre en ordre les derniers évènements qui se sont produits et auxquels était liée Emelyne. N’y arrivant pas, je commence par me rincer non sans avoir menacé Emelyne, toujours plantée là, que si elle avait le malheur de regarder autre chose que les points noirs sur mon visage, elle risquait de voir le loup.

ça l’a pas fait rire. Je sais pas si ça m’aurait fait rire. ça supposerait que j’aurais d’abord été en tête à tête avec un type en train de se doucher et que moi je serais là tout habillé en face de lui mais je ne prendrais pas l’eau et je regarderais ses points noirs après lui avoir parlé en anglais. Ce qui a peut de chances d’arriver, vu que mon anglais est assez mauvais et que ça ne risque pas de s’améliorer avec le temps si je ne fréquente que des tarés, en particulier des tarés qui apparaissent et disparaissent et cassent de la vaisselle sans savoir s’exprimer autrement que par des phrases de trois mots.

Quand j’ai fini de me rincer, j’essaie de contourner Emelyne pour attraper mon slip et ma serviette. Elle me bloque le passage en faisant les gros yeux. Je fais pareil, pour voir. On reste là un certain temps. J’aime la forme et la couleur de ses yeux. Je n’entends pas l’eau qui s’écoule dans le siphon, je ne vois plus la porte des douches, ni le plafond, ni les murs et bientôt je ne vois même plus le sol quand me vient une idée : « okay, je vais talk à Suzanne, just to see. Tu lui as foutu les pétoches l’autre jour. Et puis t’as pété plein d’assiettes. Peting the plates,you remember. C’était un indice ? That was an indice ? J’ai bon ? I’m good ou pas ? »

J’ai le sentiment d’avoir échappé au pire (mais c’est quoi le pire : c’est d’être à poil avec une fille dans une douche ou bien c’est l’odeur de la fille avec qui tu te trouves dans la douche ?) elle s’éloigne d’un pas tout en gardant son regard fixé sur moi. « Mais j’y vais seul. Alone. No assiette dans les murs, no cinema, nothing ». Parce que j’ai pas tout compris à ce qui s’est passé mais clairement ça me gonfle.

Elle fait un deuxième pas en arrière. J’entame un tango pour attraper mes affaires, je décide de porter la serviette en bandoulière façon moine tibétain (je trouve ça classe) et je sors la tête haute et dégoulinante.

Sur le pas de la porte, je croise Etienne le pervers, j’y dis : « tiens, c’est un truc pour toi ça, tu vas te marrer là-dedans ». Et je le laisse planté là perplexe à l’entrée des douches.

Normalement, je mets des vêtements quand je décide de me rendre chez des gens pour leur parler. Mais là, techniquement, je ne sors pas vraiment. Je vais juste visiter quelqu’un dans une autre chambre de la même résidence. Alors, je me dis qu’une serviette de bain bien portée est amplement suffisant. Et j’arrive devant la porte de la chambre de Suzanne. Je toque à la porte. On répond « non, laissez-moi, pas maintenant ». J’entre.
– Mais enfin, qui est là ? Régis ? Dehors ! qu’elle me dit avec une petite voix enrouée.
– Salut Suzanne, dis, kesta vu quoi au juste dans le réfectoire ?
– Je ne veux pas te parler Régis, laisse-moi dormir, qu’elle dit.
– Ouais. Et donc, c’est la bouffe ou bien ?
– Non Régis. Je ne l’explique pas. J’ai vu quelqu’un qui… (je crois bien qu’elle va se mettre à pleurer)
– Ouais, t’y est là. Je sens que tu y es. Allez ma cocotte !
– Quelqu’un qui est MORT Régis. J’ai vu un fantôme.
– A quoi tu sais que c’est un fantôme ?
– Elle est morte.
– Qui ça ma Suzanne, qui c’est qui est morte ?
– Cette fille que j’ai vu, elle est morte mais ce n’est pas de ma faute !
– Elle est pas brune avec un regard sombre et un petit haut noir ton fantôme ? Arrête de pleurer tu m’énerves.
– Comment… comment le sais-tu ?
– Elle s’appelle pas Emelyne ton fantôme ?
– Comment, mais… tu n’étais pas là…
– J’étais pas là où ? et surtout j’étais pas là comment ? Et quand ?
– Il y a trois semaines, avant que tu arrives.
– Elle avait juste envie de manger un morceau dans la cuisine avec Franz, il paraît.
– C’est Albert qui l’a attrapée, ce n’est pas moi ! Je voulais l’aider. Mais il lui a pris ses papiers, le peu d’affaires qu’elle avait et il a dit qu’il allait appeler la police. Elle avait tellement peur. Je voulais l’aider, je te jure, Régis !
– Ah bah ça risque pas, vu comme elle sait y faire pour se planquer et disparaître sans arrêt… sauf qu’elle vient me voir tout le temps pour que je trouve son meurtrier figure-toi. T’entends ça Suzy, son MEURTRIER ! Parce qu’elle pense qu’elle est morte, tu vois. Elle pense qu’elle est MORTE ! Mais à mon avis, elle a juste un sévère problème d’hygiène, tu vois.

Suzanne s’est évanouie. C’est quand même pas rien. Dès qu’on la stresse un peu, elle est plus là Suzy. Elle s’endort. J’ai senti que ma serviette allait bientôt se dénouer, j’ai pas spécialement envie de démarrer ma journée de régisseur-enquêteur mais tout n’est pas perdu. Il suffit que j’interroge mon patron pour avoir le fin mot de l’histoire.

Easy man, comme ils disent. Easy man. J’ai une piste.

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