La vie de Régis – Saison 2, épisode 2

Le dimanche, le restaurant ferme à 15h30 et ne rouvre qu’à 19h30. Alors que les derniers clients retournent à leurs activités dominicales, on entend taper à la porte de service. C’est une sorte de routine. Franz me jette un regard de coin ; je planque sous le plan de travail les petits plats qu’il a laissés à mon attention. Ensuite il se racle la gorge et il ouvre la porte qui donne sur l’impasse. Une silhouette massive et chauve se tient droit devant et bloque le passage. Le type dit d’une voix rauque et enfumée : « t’as pensé à mon petit paquet ? » et Franz sort de la poubelle à verre un sac en papier kraft huileux qu’il lui tend.

– Tu me ferais un petit café, des fois ? lui suggère le massif graisseux.

– En vitesse alors. Tu sais que le patron n’aime pas te voir traîner dans les cuisines, répond Franz à son homologue de corpulence.

– Discret comme une ombre, silencieux comme une tombe, lui dit l’autre avec un sourire carnassier.

– Je ne te présente pas Régis. Vous vous êtes déjà croisés, annonce Franz en invitant l’éléphant à rentrer dans le magasin de porcelaine.

– Sûrement. Tu sais j’n’ai pas la mémoire des cons. Je voulais dire des noms. Mais je pensais des cons.

Je finis de plier mes torchons sales en mimant l’attitude du type qui a rien entendu mais qui est quand même vexé. Le kyste humain fait une accolade à Franz et se tourne vers moi en se gaussant comme une baleine. « Je rigole » qu’il me lance. « J’aime bien rire, il en faut de l’humour si on n’veut pas passer l’arme à gauche fissa dans ce monde de merde ».

Le mec s’installe comme s’il était chez lui. Il pose son gros baluchon dégueulasse sur le plan de travail que je venais de lessiver. J’y vois presque les microbes se répandre dans toute la pièce comme un premier jour de soldes au rayon hifi des grands magasins.

Il porte des rangers trouées-délassées, un pantalon de treillis kaki maintenu par des bretelles jaunes fluo sur un débardeur blanchâtre taché de sueur et sûrement d’échantillons de tous les trucs qu’il a ingurgité durant les dix derniers jours. Et pas un poil sur le caillou. Il est même chauve des sourcils, le type. J’essaie de deviner son âge mais je n’y arrive pas, de toute façon il n’en vaut pas la peine ; autant déboucher le siphon de sol.

Alors Franz et lui discutent du temps qui passe, de l’actualité, de la politique et moi je commence à avoir la dalle. Mais Franz a bien insisté sur le fait que si je sors de la bouffe devant l’autre bibendum, il va se jeter sur moi pour me l’arracher des mains. C’est une espèce d’ogre à l’appétit vorace, il paraît.

En écoutant de loin en loin la conversation, bloqué entre la contemplation d’une louche et l’astiquage d’une râpe à fromage, j’apprends qu’il s’appelle Totof. Enfin je présume qu’il a dû s’appeler autrement à une époque, ses parents ne peuvent pas l’avoir appelé comme ça, c’est ridicule. Ou alors ses parents étaient complètement débiles, mais tout de même Totof, il faudrait que ses parents soient ravagés… « Totof comme ton papa mon petit, tu lui ressembles tellement ».  C’est un repris de justesse qui vit à moitié dans le jardin public. Il s’est aménagé une cabane dans un coin sombre et le gardien ne l’emmerde pas parce qu’il effraie les toxicos et les exhibitionnistes la nuit. Je suis sûr qu’il fait aussi peur aux animaux. Il fait le tour des cantines et récupère des sacs de bouffe. En échange, Totof le mal-nommé assure qu’il est capable de dégoter à peu près n’importe quelle plante ou bestiole qui vit dans la forêt attenante au jardin public. Comme il dit « c’est son domaine ».  Justement, Franz lui tend un papier plié en quatre. C’est une liste de courses.

Bolets de Bordeaux, cèpes, trompettes de la mort, chanterelles grises… je vois bien le goût que ça peut avoir, mais je n’ai aucune idée de l’allure que ça a. C’est bien simple quand Franz en prépare, ça ne ressemble plus vraiment à des champignons au final. Il y mettrait un arôme artificiel dans sa sauce au nom exotique, ça ferait le même effet. Mais les gens payent pour avoir l’impression de manger des produits frais transformés par d’autres personnes rien que pour eux. Je présume que c’est parce qu’ils sont trop fainéants pour cultiver leur propre jardin et que dépenser leur argent leur donne une impression de puissance et d’autorité sur celui qui se casse le dos à cuisiner.

Quand Totof des bois a fini son expresso, il se tourne vers moi et me dit « dis-donc, ça te dit de venir avec moi dans la forêt ? ». Je le regarde un moment sans que rien ne me vienne à l’esprit à part une chanson entendue à la radio une heure plus tôt et puis je lui dis « pour quoi faire ? ». Il tourne la tête vers Franz qui lui sourit d’un air bonhomme comme d’habitude. Et Franz me précise : « cueillir des champignons, Régis. Juste des champignons. »

Des visions de roses qui éclosent filmées en vitesse rapide comblent le vide dans ma tête, et une musique d’ascenseur, le chant des oiseaux le matin très tôt, l’odeur du tabac froid dans le cendrier, la couleur orange, le décolleté de la serveuse hier soir, le regard glaçant d’Emelyne, ses ongles plantés dans ma gorge, le fond du plat de gratin de pommes de terre qui m’a pris trente minutes à ravoir à la maille de fer. J’y réponds : « d’accord ».

Deux heures plus tard, je me retrouve à patauger dans des mares de boue un panier en osier sous le bras et un couteau à cran d’arrêt dans l’autre en suivant Totof la parlote. Il n’arrête pas de jacasser tout en se baissant à droite et à gauche, en ajustant sa bedaine ou en poussant des cris d’animaux fantastiques à chaque nouvelle découverte comestible. Il me raconte qu’il a visité des dizaines de pays et qu’il a toujours été déçu par les gens qu’il y a rencontré, qu’il a bossé pour de l’argent et qu’il en a eu pas mal jusqu’à ce qu’il se fasse arnaquer par un copain avec qui il s’était associé mais qui s’avérait être un escroc notoire, il aime les femmes mais un peu trop alors il a arrêté d’aimer les gens en général et il a même été sosie de François Hadji Lazaro dans une émission de télé-réalité belge mais ces salauds l’ont coupé au montage parce qu’il était soi-disant un sosie sans intérêt et qu’il était sale et grossier.

C’est vrai qu’il est sale, mais à l’entendre me déballer sa vie en se penchant toutes les quinze secondes pour ramasser des mycoses, il m’est venu à l’esprit qu’il était plutôt sympathique et méritant en vérité. Rares sont les individus capables d’accepter que les êtres humains ne sont pas faits pour s’entendre et qu’il est plus judicieux dans ces circonstances de se tenir à l’écart des affaires de notre engeance.

Totof m’attrape par le bras d’une main ferme et crottée. Il me dit « tu comptes rester planté devant le chêne toute la journée ou on peut y aller, Régis ? ». J’avais effectivement fait escale le nez planté dans l’écorce d’un vieil arbre vermoulu. « T’es un mec bien, Totof » que je lui dis en plissant les yeux et en faisant une sorte de moue perplexe. « Je sais pas ce que ça vaut, mais je pense que t’es un mec bien. »

J’ai remarqué qu’il avait rempli mon panier en osier et le sien avec plusieurs kilos de champignons de toutes sortes : des longs fins et fripés, des gros charnus et lisses, certains avec des trous et d’autres avec des bosses. Je me suis aussi rendu compte que nous étions en pleine forêt, pas sur un chemin de randonnée, pas sur une piste pour les coureurs du dimanche, juste au milieu des ronces, des fougères et des arbres qui grincent. Il commence à faire sombre. Et là, Totof m’annonce qu’il reste pour relever les collets à lapins et que je ferais mieux de rentrer. Il me dit d’aller tout droit en pointant vaguement au loin les dernières lueurs du coucher de soleil avec son gros doigt couvert de terre. Alors je me mets à marcher avec mes deux paniers en osier chargés à ras bord. Je trace une ligne imaginaire dont je ne m’écarte que lorsqu’un arbre se met sur le chemin – ce con. Plus loin, je distingue clairement un sentier pratiqué par les joggeurs et une curieuse passerelle en fer forgée qui passe au-dessus. Elle est bizarre cette passerelle : ni d’un côté, ni de l’autre je ne vois de passage, que des arbustes et des corbeaux piailleurs qui pourraient tout aussi bien être des corneilles. Les corneilles, ce sont des gros corbeaux piailleurs avec un petit arrière-goût de noisette et de bouffe pour chat. La passerelle m’attire étrangement. Je décide de faire quelques pas de côté pour rester dans l’axe de ma trajectoire et me rapprocher un peu de l’édifice. On dirait qu’elle a été assemblée il y a fort longtemps et la nature a repris ses droits dessus, dessous, partout. Le plancher est en bois noirci d’humidité et la rouille a décollé la peinture noire qui devait joliment recouvrir la ferronnerie. Je perçois plus loin à travers les branchages ce qui ressemble bien à une maison de maître ou à un manoir. Ce doit être plutôt tranquille d’habiter par ici que je me suis dit. Mais la nuit commence à tomber. Déjà que j’y vois plus bien clair, manquerait plus que je me perde. Je suis obligé de traverser plusieurs bosquets qui piquent, chevaucher de charmants petits ruisseaux, de m’enfoncer dans des frondaisons et en sortir couvert d’insectes et de me coincer un pied dans un amas de branches mortes pour enfin arriver à la lisière de la forêt et aux abords du jardin public. J’ai senti le regard réprobateur de quelques passants ahuris  que j’ai croisé sur le retour jusqu’au restaurant. Je pense assez bien cerner ce que ressent Totof le sauvageon.

Devant la porte de service du restaurant, je constate que mes bras sont occupés et engourdis d’avoir supporté les kilos de champignons pendant tout le trajet. En conséquence je n’ai que deux possibilités pour toquer : plusieurs coups de pied ou plusieurs coups de tête. Mes vieilles tennis à dix balles étant couvertes de boue et de branchages arrachés à la flore locale, mon choix a été vite fait. Je ne vais tout de même pas salir la porte inutilement.

Franz m’ouvre sans tarder et m’accueille d’un « pas trop tôt Régis. Au boulot mon ami ! Le resto est complet ce soir. »

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