La vie de Régis – Saison 2, épisode 7

Quand on entre dans une forêt, deux choses marquantes sont à signaler : d’abord ça sent le sous-bois, comme dans les toilettes du restaurant italien. Il paraît que c’est une odeur naturelle, mais j’ai une toute autre théorie là-dessus. C’est sans intérêt. Tout de même, la forêt c’est toujours humide et ça sent à peu près tout le temps la même chose. Une forêt qui sentirait la porcherie, on dirait que c’est louche ; d’accord, et si elle devait sentir les embruns, on appellerait ça une pinède, mettons, et l’affaire serait réglée. Voilà ce que je veux dire, ça n’apporte pas grand-chose à la science, j’en conviens, il m’apparaissait cependant important d’évoquer le sujet. Non, parce que quand les toilettes du restaurant sentent le sous-bois tout le monde trouve ça normal et ça m’agace.

On a pas idée, sincèrement, est-ce que cette odeur favorise le transit intestinal ? Hein, ça favorise ton transit intestinal, Franz ? Après les trois tonnes de pasta alla Norma que tu t’es échiné à cuisiner et les deux tonnes qu’il a fallu finir parce qu’après c’est plus bon, c’est ça, le sous-bois ça te décongestionne les boyaux, Franz ? Non, moi non plus, nous sommes d’accord. Il n’y a bien que Totoflipette et les animaux de la forêt pour trouver ça normal. C’est leur maison. Et de là vient l’aboutissement de la carrière de mon raisonnement : si la forêt est la maison de Totof et de ses biches, ils ont forcément aménagé des latrines quelque part, donc : ont-ils pensé à disposer un petit désodorisant senteur sous-bois qu’on appuie dessus et ça fait pfuiiiit-pfuiiiit ? L’ont-ils ou l’ont-ils pas, bordel ? NON. Ils ont peut-être pensé à une autre odeur, « pollution urbaine » ou bien «arrière-cuisine graisseuse », histoire se souvenir pourquoi ils préfèrent les bois.

Et la deuxième chose, j’ai pas perdu le fil, le fil d’Ariane (tu vois où je veux en venir / pas vraiment…) bah, Ariane la déesse de la chasse, (c’est Diane imbécile) ah oui – c’est rien. Je voulais dire que face à l’immensité et à la grandeur de la forêt, Totof en tête suivi de Franz, les deux forces de la nature paraissent ridiculement petits. Mais voilà, l’Autre fait son intéressant, il coupe mes effets.

Notre plan est le suivant : Totof passe devant et ouvre la voie à travers les ronces et les broussailles. En contournant le manoir, sans suivre le chemin de la passerelle, nous créerons un effet de surprise mieux qu’un gâteau d’anniversaire avec une chanteuse blonde platine à robe rose dedans. Et surtout, nous n’attirerons pas le regard des curieux, ni des exhibitionnistes venus nombreux en cette fin d’après-midi d’automne pluvieux.

Ensuite Franz, toque blanche et tablier sale, s’avancera avec son air de rien qui lui va si bien afin de s’assurer que le narrateur ne nous aura pas tendu un piège, voire un comité de soutien ou une ligue des droits de la narration omnichiante. Son cheval de Troie de bataille, c’est d’avoir préparé des petits gâteaux qu’il vend au profit de l’association de protection des œufs battus. On a trouvé ça drôle, au moins cinq minutes, oh c’te marrade, du coup on l’a gardé.

Enfin, dès que la porte est ouverte, je fonce dans le tas et dans le narrateur pour y faire sa fête. Et quand je dis fête, il n’y a aucun rapport avec le gâteau précédemment cité, qui ne faisait office que de métaphore, qui elle-même n’a rien à voir avec un photophore ou un sémaphore sinon qu’ils ont en commun d’être de la même famille des mots en phore en quatre syllabes dont le « re » final avec lequel on est bien embêté quand on commence à compter les syllabes.

Le plan se déroulait bien, on marchait dans le sillage de Totof qui nous faisait visiter sa maison, et là un chêne, et là un bouleau, et là une fougère « oh une fougère, c’est tout vert » comme tout ce qui est pas marron ou pourri en fait. Pas l’ombre d’un jogger phosphorescent, tout bien. Ah ouais, le patron il dit todo va bene. Tutto va bene. Si tu le dis. Sauf que…

Sauf que Katharina est plantée là entre les machins verts et marrons et pourris, et elle cueille des fleurs. Je la regarde, elle lève les yeux, me sourit et dit : « Régis, quelle agréable surprise ! »

Je ne connais pas cette personne. Il y a bien des souvenirs de soirées dans des caves berlinoises, mais ces souvenirs ne sont pas les miens. Ses beaux cheveux très courts hérissés sur la tête, son attitude désinvolte et la souplesse de ses mouvements, connais pas. Elle me tend le bouquet de pâquerettes, les papillons virevoltent autour d’elle comme des moustiques ivres, tout ça c’est faux. Je le sais, je prends le bouquet, merci beaucoup. Comment lui expliquer que je suis en mission secrète ?

Notre « héros » serait-il en train de tomber amoureux ? Certainement pas, je compte venger Emelyne et me farcir le narrateur, j’te dis. J’ai pas le temps pour ça. Et puis qu’est-ce qu’elle fait au milieu de nulle part. C’est un piège, j’en suis sûr.

Je lui dis : « on va visiter le manoir derrière toi, tu veux nous accompagner ? » Et merde. Franz et Totof me jettent un regard noir à défaut de petits cailloux en hochant la tête sur les côtés. J’aimerais bien les y voir, eux. Et puis ça manquait de présence féminine cette histoire. Voilà.

Techniquement, depuis tout à l’heure le narrateur n’arrête pas de commenter ce qui se passe, ce qui pourrait me laisser imaginer qu’il est au courant de notre plan, de toute façon. Alors, on va laisser la stratégie au vestiaire et foncer droit au but, allez les verts !

Totof s’est posé dans un arbuste. Il dit que c’est une aubépine et que ça pique. Du coup, il change d’arbuste, peu importe ils se ressemblent tous. Il scrute l’horizon arqué en avant à la manière des sioux, une main sur le front et les traits tirés. Il lui manque juste la plume, pour le reste c’est déjà pas une flèche. Il croit voir quelque chose au loin et dans le doute il ulule. Est-ce que les libellules ululent aussi ? Franz me confirme que non et s’avance en essayant de ramper tel un serpent obèse sous une des nombreuses fenêtres à barreaux rouillés et carreaux cassés du rez-de-chaussée. Il lève la tête, prend le temps de reluquer l’intérieur d’une pièce et se rabaisse en se tournant vers moi  « je vois rien. Il fait tout noir. »

Très honnêtement, c’est ma première expédition dans un manoir en forêt au crépuscule, je n’ai pas pensé qu’une lampe-torche pourrait être utile. Le tourne broche, oui, la lampe-torche, non. Chacun ses priorités. Katharina m’interrompt en pleine contemplation abyssale : « utilise le bouquet de fleurs, Régis. »

Je savais bien qu’elle n’était pas nette non plus, celle-là. Debout près d’un cyprès, la tête dans une branche morte qui me gratte le nez, j’essaie de garder un peu de dignité en levant le regard sur la canopée. Totof s’assied-t-il parfois sur sa canopée pour regarder le grand écran panorama du ciel ? Et je baisse mes petits yeux plissés, croisant ceux de Katharina, plutôt deux et bleus. Je prends l’air septique de la fosse et je tourne la tête vers Totof l’empereur du camouflage déguisé en laurier sauvage pendant que Franz continue de rouler par terre d’une fenêtre à l’autre.

Quelle équipe incroyable nous formons ! J’en aurais presque les larmes aux yeux mais je suis trop occupé à essayer de me désembourber le pied gauche d’une déjection porcine. Ayé, j’ai trouvé les WC. En dernier recours, j’accorde toute ma confiance à l’hypnotique Katharina et je lève bien haut le bouquet de fleurs qui contre toutes attentes s’illumine et brille de mille feux dans la nuit tombée sans s’excuser sur la forêt.

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