La vie de Régis, Saison 3 – Episode 3

On peut sûrement renouveler l’expérience dans l’autre sens. Si j’ai réussi à te matérialiser, il doit y avoir un moyen de te vaporiser même si j’ai pas la moindre idée de la manière dont je m’y suis pris. Tu vas pas bouder toute la journée ? Oh, et puis t’es pas si moche que ça. J’aime bien taquiner. Je ne sais pas moi, t’as qu’à essayer toi aussi. Allez, dis quelque chose.

Il lève sa grosse tête dégarnie dans ma direction, plante ses petits yeux malingres dans les miens et il me sort « je ne m’étais jamais entendu ». Qu’est ce que tu veux que je fasse avec ça ? Forcément ça doit être un traumatisme de se rendre compte qu’on existe. Et si c’était un mot de passe ou une formule magique ? Tu sais comme les magiciens, abracadabra et pan un nuage de fumée, des paillettes et la charmante assistante devient un lapin blanc. Tu penses que tu pourrais devenir un lapin blanc ? Ou mon assistante ? On pourrait essayer au moins. Moi je ferais apparaître tous les types qui me passent par la tête et toi dans ton fuseau à brillants tu sourirais au public en offrant des portions de frites. Magic frites, la voilà l’idée de génie pour attirer la clientèle ! Quand je pense que Franz voulait appeler la boîte Esprit Patate. Non mais j’te jure…

-Visiblement la situation ne t’alarme pas, Régis. Tu es déconcertant de débilité. Pourrais-tu une seconde seulement te mettre à ma place et prendre toute l’étendue de la situation ?

-C’est à dire que je sorte de la cabine et que je me déclare seigneur de l’esplanade ? Bah, oui que je peux. Techniquement je peux le faire mais je vois pas ce que ça changerait au fait que t’aies trouvé ta place dans le monde. Tiens, tant qu’on y est, t’as un nom ?

-Heu… non. Je suis le narr…

-Jean-Guy. C’est chouettos les albatros Jean-Guy. Guy tout seul, ça fait trop américain merguez si tu vois ce que je veux dire, mais Jean-Guy tout de suite ça impose. Et t’as une histoire, tu te souviens de ton passé ? Tu fais quoi dans la vie ?

-Rien, absolument rien puisqu’il y a encore dix minutes j’étais le na…

-Joueur de foot à la retraite. Avec un nom pareil, tu ne peux être qu’un ancien joueur d’un club de deuxième division promis dans sa jeunesse à un avenir radieux dans un grand club européen mais en raison de ton attachement à ton pas-de-calais natal, tu as fait toute ta carrière à dix kilomètres de chez ta mère, ce qui a beaucoup plu à ton entraîneur et surtout à ton public. A chaque entrée dans le stade, les supporters maquillés et complètement ivres meuglaient ton nom en se renversant de la bière sur leurs maillots bardés de sigles commerciaux vantant plusieurs marques de boissons alcoolisées, et peut-être une ou deux usines sur le déclin.

-Arrête immédiatement ! Tu n’as pas le droit ! C’est ignoble ce que tu m’imposes.

Le voilà qui sautille dans tous les sens, les mains sur les oreilles, façon écolière effarouchée et soit disant que je lui bourre le crâne de ceci, que je n’ai pas conscience de l’étendue de mes pouvoirs de cela. Passée la crise de la quarantaine, je l’attrape au vol par la cravate, j’ai l’avantage du terrain, il ne me voit pas arriver, j’y colle un beignet au sucre en travers des mâchoires pour le faire taire. Des types qui piquent des crises pareil, j’ai toujours à l’idée que c’est parce qu’ils manquent de glucose. En tout cas, le temps qu’il digère sa pâtisserie, il est déjà beaucoup plus calme.

Plus il mastique et plus il recolle les carreaux de sa bonhomie perceptible. Il sourit, c’est dommage, et même qu’il se met à rigoler en poussant des couinements de joie. Enfin j’espère. Il se lèche les doigts et reluque la vitrine avec des yeux ronds plein de gourmandise. Il me sort «pourriez-vous m’en donner un autre de ceux-là, s’il vous plaît ? Ils sont absolument irrésistibles. » Ce qui fait de lui mon premier client fidélisé, oh yeah. Un beignet au sucre ? T’as pas plutôt envie d’essayer autre chose, j’en ai au chocolat aussi. « Je veux tous les goûter, tout de suite ! » qu’il me dit. Ce coup-ci, c’est pas de la sorcellerie, hein. Il est comme tout le monde maintenant, comme lorsqu’on découvre les effets grisants de la graisse et le pouvoir hallucinant de la vergeoise. Avec ça, on oublie tout. On ne pense plus à rien.

A le voir s’empiffrer de gâteaux, je comprends mieux pourquoi nous étions si mal partis dans notre relation. Ce type avant d’avoir forme humaine n’avait tout bonnement aucune idée de la chance que c’est de sombrer dans une boulimie consolatrice. Tout devient plus clair, plus léger, plus chaud, plus vivant. Le monde s’anime différemment, les gens dans les rues paraissent heureux, les enfants jouent avec leurs cerf-volants en plastique multi-colore qui ne passera pas l’été, les regards se croisent, oh tiens et si on achetait une glace, oh non c’est bientôt l’heure de l’apéro, commandons plutôt des frites. Mais avec plaisir ma petite dame, et pour le jeune homme ? « Non, moi je veux une glace ! » « Oh ça suffit Aymeric, on en a déjà parlé mille fois, on ne mange pas de glace avant le repas. » Bah, c’est les vacances, madame, on peut bien faire une exception de temps en temps, tiens mon garçon.

Je sais qu’il y a un truc qui cloche. Je le sais, mais c’est bon pour le commerce. J’aurais parié ce matin que le brouillard ne se lèverait pas de la journée et que j’allais encore passer le temps en comptant les mouettes pourtant depuis mon point de vigie, je constate que c’est l’été, qu’il y a une foule impossible et bruyante, des bagnoles de toutes les formes et ça n’inquiète personne. Des meutes de bermudas et de coups de soleil s’entassent contre le guichet, Franz me manque terriblement, j’aurais voulu qu’il voie ça, et qu’il me vienne en renfort. Tout autour ils s’agitent, hurlent leurs commandes pendant que le petit train touristique crache beaucoup trop fort sa musique techno et que le conducteur me fait signe de la main « salut Régis ! Ça marche pas mal on dirait ! ». Salut Claude. Je ne savais pas qu’il y avait un petit train il y a trente secondes, et maintenant c’est un de mes camarades de sortie, le vendredi au macumba, qui le conduit. C’est pas moi, ça. Depuis quand je vais au macumba ? C’est pourtant là-bas que j’ai rencontré Emelyne, elle y danse tous les soirs, non ! C’est complètement con ! Je veux pas y aller. Trois euros cinquante s’il vous plaît. En vous remerciant, passez une bonne journée ! Pensez à la crème solaire surtout, ça va chauffer ! NON. Je m’en fous bien qu’ils prennent feu sur le sable, Jean-Guy, c’est le cinquième, ça suffit tu vas être malade, viens plutôt dans la cabine remuer les paniers à friture. Une seconde, mademoiselle, vous voyez bien que je suis débordé. Débordé par les événements, débordé par le rythme de la ville en pleine saison estivale. Si les choses marchent bien, l’année prochaine j’investirai dans une autre cabane à Etaples. Un gars m’a dit l’autre jour que tous les vacanciers arrivent en train de là-bas avant de se déverser sur les plages. Quel type ? Jean-Guy, on active ! Et avec ceci ? Ce sera tout.

Jean-Guy ?

– Ouais ?

– Je crois qu’on a passé le coup de feu.

– Ouais.

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