Feuilleton de l’été – Episode 3

Notre héros, Régis le régisseur, est un individu patibulaire mais presque. Il mène une vie paisible au sein de la Résidence. Ce lieu mystérieux est un ancien monastère appartenant à une communauté éclectique composée de chercheurs et d’artistes ayant en commun un certain intérêt pour le New Age. Recevant tout au long de l’année des invités de marque pour débattre sur le sujet, le lieu accueille également des amateurs de ce mode de vie pour des séjours de remise en forme. Régis est assez loin des considérations ésotériques comme il vous a été donné à lire dans les précédents épisodes. Cependant, l’apparition soudaine de l’étrange Emelyne commence à lui courir sur le haricot. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond et Régis compte bien remédier au problème…


 

Listen Emelyne, t’es bien gentille et tout mais honnêtement t’es drôle. Déjà que tu parais pas dans ton assiette, faut que tu apparaisses et disparaisse comme ça tout le temps. C’est ton truc, it’s your trick, okay, mais ça me saoule. Ma patience a ses limites. I don’t know how you say this ; but je vais te dire une bonne chose : avec moi you have to be clear. Être clair, c’est comme ça qu’on dit ?

D’abord elle ne dit rien, assise sur mon lit, tellement elle ne pèse rien, la couette n’est pas froissée. Et puis elle me sort (mais de l’intérieur, tu vois le topo) :
– I need your help.
– Tu me l’as déjà dit, poupoule. You have tell me this again, Poupoule.
– Murderers. Find them. Please.
– De quoi ?
– Mur-de-rers. Find them.
– C’est un jeu ? Des devinettes ! Tu veux me faire deviner qui est le meurtrier. J’ai le droit à combien de questions ? Est-ce que le meurtrier est un homme ? J’ai un gage si je me trompe ? Qu’est ce qu’on gagne à la fin ?

Quelqu’un toque à la porte. Je me retourne, j’envoie un « c’est occupé » avant de me raviser avec un « c’est quoi ? », puis un « c’est pour qui ? » Merde !

– Christian. Diner is served. Repas servi, prononce-t-il avec un sévère accent allemand.
– Merci Christian. J’arrive. Ich coming. Achtung.

Je l’entends qui s’éloigne dans le couloir. Curieusement je ne l’avais pas entendu arriver. Si j’avais une carte vitale en cours de validité, j’aurais peut-être pu envisager d’aller voir un ORL pour fixer ce problème d’audition. Un bon coton-tige imprégné au Destop fera l’affaire, j’en suis certain.

Quand je me retourne, Emelyne n’est plus là. Elle a des soucis cette fille, déjà qu’elle parle pas des masses, en plus elle est du genre sauvage. Tu lui manques d’attention deux minutes et hop envolée par la fenêtre. Quelque part, je la comprends. Elle propose un jeu, c’est idéal pour faire connaissance et moi je sais pas tenir en place cinq minutes. Fallait pas qu’elle s’attende à mieux de ma part, je n’ai jamais eu d’intérêt pour les relations humaines. En plus la plupart du temps, j’y comprends rien. Enfin quand même là, je suis tombé sur un sacré lot !

Je vais fermer la fenêtre, à tout hasard je jette un oeil dehors. Personne. Imagine qu’en sautant elle se soit loupée et qu’elle soit rétamée par terre en train de pleurer sa mère; ça pourrait arriver. Moi ça m’est arrivé plusieurs fois. Généralement c’était plutôt quand j’étais bourré et que je me trouvais dans une maison où il y avait des trucs qui m’intéressaient mais que les propriétaires tenaient pas spécialement à me les prêter. Quand il y a des orties pile sous la fenêtre, je te raconte pas la haine. Et les chiens dans le jardin ! C’te frousse.

L’appel de la bouffe me ramène à des pensées positives comme dit souvent Sophie-qui-sourit-tout-le-temps. Je sors de la loge pour rejoindre la salle à manger en traversant les longs couloirs jonchés d’immondices qui attendront jusqu’à demain pour être ramassées. Chaque chose en son temps, hein. Là j’ai la dalle.

Sur une ardoise à l’entrée du réfectoire, en face des cuisines, je vois le menu :
Entrée – salade de quinoa façon thaï (tant pis)
Plat 1 – Tourte aux brocolis et carottes à la moutarde (plutôt mourir)
Plat 2 – Conchiglioni farcies à la ricotta et épinards (dans le doute abstiens-toi bien, ça risque de bouger un peu)
Plat 3 – Lotte pochée et poêlée aux salicornes ( … c’est pas un département la lotte ?)

Ils peuvent pas juste faire de la purée et des saucisses comme tout le monde ? Je fais volte-face direction la cuisine et je dis à Franz, le chef cuisinier joufflu : dis-donc, c’est pas parce que t’aimes pas les frites qu’il faut en priver les autres, hein. Quand c’est que tu me fais des frites, Franz ? DES FRITES !

Il me regarde de biais en relevant ses gros sourcils, ses énormes bras et ses gigantesques mains couvertes de farine. Je crois bien que c’est pas le moment de le déranger. Puis d’abord c’est quoi des con-chi-gli-nini ? Un genre de pâtes, je suis sûr. Il pourrait écrire DES PATES AU FROMAGE au moins tout le monde comprendrait au lieu de ça, il peut pas s’empêcher de ramener sa science.

– Tiens, maintenant que je suis là, tu vois qui c’est Emelyne ?
– Régis (il prend une grande inspiration) sors de ma cuisine.
– Je savais pas que tu faisais l’acteur aussi. Sinon tu l’as rencontré la fille dont je te parle ?
– Si je te réponds, tu t’en vas ?
– Allez crache le morceau, quoi. Une grande brune bizarre qui parle plutôt anglais… De toute façon, tu sais bien que je t’aurai à l’usure. Des frites Franz.
– Ecoute, Régis (Il souffle un bon coup et forme un nuage de farine au-dessus du plan de travail. Il a vraiment l’air fin !) ça me dit vaguement quelque chose. Mais ça remonte à deux ou trois semaines. Une fille qui disait s’appeler Emelyne effectivement est venue dans la cuisine pour me demander s’il resterait pas un truc à manger. Je lui ai répondu qu’il n’y a pas de « truc » dans ma cuisine. Il n’y a que des ingrédients du bonheur, d’accord ? Elle avait l’air d’avoir sauté plusieurs repas, tu vois elle était sûrement en carence. Ce qui est très triste. Elle était très triste. Alors je lui ai fait un petit sandwich. Un quart de baguette, pas plus. Coupé en deux, toasté, à peine grillé. J’ai frotté le pain avec de l’ail et j’ai versé un peu d’huile d’olive. Ensuite j’ai garni l’intérieur d’une feuille de chêne, quelques noix, tomates, basilic, origan….
Il est en train de revivre sa recette, le mec. Il mime les gestes, on dirait qu’il tient entre ses gros doigts poilus le bout de baguette grillée. Et il pioche dans l’espace un autre ingrédient, il saupoudre du vide, c’est presque émouvant. J’essaie de croiser son regard mais il est complètement absorbé par son sandwich. Quand il a fini de préparer sa recette, je t’assure, on aurait dit qu’il allait se mettre à pleurer.

– Et heu… elle a bien aimé ton sandwich, la fille ?
Il se redresse en s’appuyant sur le plan de travail, avec son air de chien battu et il murmure presque « j’espère… elle a à peine eu le temps de l’entamer. Albert a débarqué en furie. Tu sais comment il est. Et il s’est engueulé avec la fille. Ils sont sortis de la cuisine. Le sandwich gisait là, sur la table ». Comme il me montrait l’endroit exact sur la table, je me suis senti obligé de regarder dans cette direction un moment, avant de revenir vers lui :
– Ils s’engueulaient pour quoi au juste ?
– Oh, j’ai pas trop bien compris. Je crois qu’elle était pas sur la liste des réservations. Elle disait qu’elle connaissait quelqu’un à la résidence, et qu’elle était attendue. Albert lui a répondu qu’elle ferait mieux de se tirer vite fait, qu’elle essayait juste de resquiller. Pourquoi ça t’intéresse cette histoire, Régis ? D’habitude, tu t’en fous des gens qui vont et viennent ici.
– Crois-le ou pas mon bon Franz, si c’est bien elle, elle est REVENUE et elle est PAS CONTENTE…

Un bruit de vaisselle cassée suivi d’une série de hurlements ont mis fin à notre conversation et je me suis précipité dans le réfectoire pour constater les dégâts, laissant Franz à ses considérations sur la nature gastronomique humaine.

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